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Mama Sneckie ou Water-Mama faisant ses conjurations.

Mama Sneckie ou Water-Mama faisant ses conjurations.

Date représentée :

H. : 12

L. : 18

Dessin extrait de Voyage à Surinam, [...] par P.-J. Benoit, cent dessins pris sur nature par l'auteur. Bruxelles, Soc. des Beaux-Arts, 1839. In-fol, 69 p.

© Bibliothèque Mazarine

http://www.bibliotheque-mazarine.fr

Un rite magico-religieux pratique par des esclaves

Date de publication : Janvier 2007

Auteur : Yves BERGERET

Pierre Jacques Benoit, peintre belge (1782-1854) effectue en 1831 un long séjour au Surinam, partie de la Guyane colonisée par les Pays-Bas ; il s’y intéresse à la végétation, à la faune et, surtout, aux mœurs des habitants. En pleine période romantique, il publie à Bruxelles, en 1839, un ouvrage où sont reproduits, par procédé lithographique, cent dessins qu’il a croqués sur le vif dans la population, en particulier noire, marron et amérindienne ; il les accompagne d’observations approfondies, marquées par sa formation aux « humanités », c’est-à-dire à l’Antiquité classique.

Ce dessin lithographié est un des rares dessins de l’ouvrage qui montre l’intérieur d’une habitation. Benoit a voulu être un observateur minutieux de cette scène fascinante dont il donne un compte-rendu détaillé[1].

Dans une large pièce, une femme âgée initiée à un culte africain ou, plus vraisemblablement, à un culte syncrétique, effectue des conjurations. Un genou à terre, elle porte un voile rituel sur la tête ; ses seins sont nus. Un large pagne clair couvre le reste de son corps. A main gauche, elle tient une petite coupe dont elle va sans doute prélever un peu du breuvage qui attend dans le grand récipient posé à terre, au centre de la pièce. De sa main droite, elle brandit, haut, un bâton cérémoniel. Elle regarde vers le haut, les yeux exorbités, sans doute en transe. Elle a posé à terre à sa gauche un branchage, « après s’en être frappée quelque temps ».

Debout à sa droite, la femme esclave qui a introduit l’artiste, est habillée de la même manière ; sans doute assistante de l’initiée qui officie (« femme tranquille » comme on dit pour beaucoup d’assistantes dans des cultes animistes en Afrique de l’Ouest, dont ces deux femmes sont sans doute originaires, elles-mêmes ou leurs ancêtres).

« Par terre, raconte Benoit, se trouvait un grand pot de terre cuite, rempli d’eau dans lequel [la Mama Snekie] conservait quelques unes de ces petites couleuvres que tout le Africains ont l’art d’apprivoiser ». Un porcelet se dresse devant le grand récipient au sol : peut-être prochain animal à sacrifier. Un chat reste immobile, tout à droite du dessin ; derrière lui, une carafe, sans doute réserve d’eau ; deux coffres sont fermés, rangés contre les planches des murs. Sur une étagère, trois fétiches, sans doute en bois sculptés, effigies nécessaires au rite. Contre le mur du fond, un serpent d’un mètre et demi de long, dépouille rigidifiée d’un reptile sacralisé : il a visiblement impressionné Benoit. Au plafond est suspendu, très haut, un beau lustre européen, à quatre chandelles. Enfin, à gauche, suspendu au mur, un rectangle : image, lithographie, miroir ? L’ensemble de la pièce est propre, net et bien rangé. Benoit a voulu rendre ferme l’opposition entre l’énergie de l’initiée en transe, bâton brandi au bout de son bras levé, et l’immobilité du reste de la pièce. La lumière domestique, puissante pour l’époque, éclabousse la scène.

Benoit a été saisi par cette scène rituelle qui ne correspond à aucun des usages rituels ou religieux européens. Il voit ce qui se passe, sans bien comprendre. Il dessine donc la femme initiée, possédée, un genou en terre : il lui confère une réelle force plastique. Mais le reste de la pièce, statique, est dessiné avec un sérieux qui relève plus de l’inventaire ethnographique : la composition perd alors toute dynamique, si ce n’est même unité.

Benoit est un dessinateur européen qui voyage avec son talent d’artiste et son goût romantique (c’est l’époque !) de l’exotisme, du sentiment et de l’attrait pour les « sauvages ». C’est l’officiante qui le fascine, et peut-être aussi le grand serpent.

Il est vrai que pour les Noirs esclaves aussi bien que pour les Marrons, ces cultes animistes, originaires ou syncrétiques, sont fondamentaux. Ce sont eux qui perpétuent, refondent et ravivent sans cesse les relations avec les dieux et les ancêtres. Benoit a d’ailleurs relevé comment s’appelle, dans un mélange créolisant de français, de néerlandais et d’anglais, l’officiante ; peut-être n’est-elle que l’officiante d’une grande divinité des eaux, « water-mami » (comme on le dit par exemple au Ghana). Ce sont des rites analogues à ce rite de guérison contre une maladie ou un envoûtement qui assurent l’équilibre du monde et la permanence de la vie.

Ces rites, essentiels à la conscience de cette partie de la population, sont encore moins visibles dans les colonies esclavagistes qu’en Afrique même : ne serait-ce que parce que les églises chrétiennes les répriment et les interdisent. D’où cette scène d’intérieur, scène en milieu fermé, donc caché, fort rare dans le livre de dessins de Benoit ; ailleurs il est très sensible, romantiquement sensible, à l’extravagance des formes végétales.

La pièce où s’officie ce rite est propre et rangée ; la lumière du lustre européen l’éclaire et, symboliquement, la domine. Il n’a pu en être ainsi dans la réalité. Les pratiques animistes procèdent par accumulation d’objets, par sédimentation de pâtes cérémonielles sur les fétiches, sur les récipients, sur le sol même. Benoit, peut-être sans tout à fait s’en rendre compte, a mis en scène un geste cérémoniel animiste dans un espace européen clos – une pièce bien construite et bien éclairée- et maîtrisé par une rationalité dont pourtant le romantisme tend à s’écarter.

Sally PRICEArts primitifs, regards civilisésEditions ENSBA, 2006.William PIETZLe Fétiche. Généalogie d’un problèmeEditions Kargo et L’Eclat, 2005.Guide des sources de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs abolitionsDirection des Archives de France, La documentation française, Paris, 2007.

1. P. J. BENOIT, Voyage à Surinam,[…], Bruxelles, 1839, p. 25-26.

Depuis longtemps je désirais connaître une de ces femmes qu’on appelle sibylles en Europe, que, dans le pays, on nomme Mama Snekie, Mère des Serpents ou Water Mama, et que les nègres regardent comme des oracles. Mais on me faisait craindre que, comme blanc, il ne me fût fort difficile de les voir. Une négresse que je connaissais et à laquelle je fis part du désir que j’avais, me promit d’en parler à une de ses connaissances. Au bout d’un mois, elle m’annonça qu’elle allait consulter la Water Mama sur le sort de son enfant, qui était malade.[ ...] Au bout de la rue, elle prit quelques petits chemins détournés, traversa une haie et se dirigea vers un bosquet fort touffu. Après qu’elle eut écarté les larges feuilles s’un bananier, j’aperçus une cabane très basse et couverte de feuilles. Ma conductrice frappa à une petite porte qui s’ouvrit et me laissa voir une négresse vieille et décharnée, dont la figure, le cou et la poitrine étaient tatoués. Elle avait la tête enveloppée d’un drap long de coton blanc dont les deux bouts venaient se lier sur son dos. Une jupe blanche lui descendait depuis les reins jusqu’à mi-jambes, et toutes les autres parties de son corps étaient nues. Cette femme, qui n’était éclairée que par la très faible lueur d’une lampe qu’elle tenait à la main offrait l’image vivante d’une de ces furies si bien décrites par les poètes anciens.[…] La porte s’ouvrit et nous fûmes admis dans cette espèce de sanctuaire qui n’était éclairée que par une lampe dans laquelle brûlait de l’esprit ou voorloop. Sous cette lampe, par terre se trouvait un grand pot de terre cuite, rempli d’eau et dans lequel elle conservait quelques unes de ces petites couleuvres que tous les Africains ont l’art d’apprivoiser. Le mur était couvert de petites idoles d’hommes et d’animaux, grossièrement modelés en terre et de serpents empaillés. Après s’être frappée quelque temps avec une branche, et avoir fait des contorsions convulsives, la sibylle prit un bâton et remua à plusieurs reprises l’eau du vase, en s’adressant à une petite figure de terre qui se trouvait à côté d’elle. Ma conductrice, plus morte que vive, se tenait debout, vis à vis de la Mama Snekie qui lui adressait quelques paroles ; mais elle n’y répondait, dans sa terreur, que par des signes de tête, et en levant les yeux au ciel. Elle restait d’ailleurs immobile comme une statue. La sorcière prit dans une calebasse l’eau du pot qu’elle fit boire à la négresse. Elle lui fit boire à d’autres encore et lui donna quelques herbes pour être administrées à l’enfant. Tout étant fini, nous sortîmes, et je déposais mon offrande dans les mains de la sibylle. Tankie, massa (merci, maître) me répondit-elle.[…] Nous revînmes par le même chemin. La négresse me dit que son enfant ne mourrait pas. Je lui remis mon cadeau, et je lui promis bien de ne jamais faire connaître à un blanc le chemin de l sorcière, ce qui m’aurait été fort difficile. Le coup de canon nous sépara, car elle était esclave et obligée de rentrer dans sa nègrerie.

Yves BERGERET, « Un rite magico-religieux pratique par des esclaves », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 19/03/2024. URL : histoire-image.org/etudes/rite-magico-religieux-pratique-esclaves

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