Aller au contenu principal
Mounet-Sully en Oedipe

Mounet-Sully en Oedipe

La descendance du grand Sully

La descendance du grand Sully

Mounet-Sully en Oedipe

Mounet-Sully en Oedipe

Auteur : SARONY Napoléon

Lieu de conservation : musée d’Orsay (Paris)
site web

Date de création : 1894

Date représentée : Printemps 1894

H. : 14,2 cm

L. : 10 cm

Épreuve contrecollée sur une carte album de ton marron, avec des inscriptions.

Domaine : Photographies

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Lien vers l'image

PHO 1988 28 22 - 02-016520

Mounet-Sully et l’Antiquité grecque au théâtre à la Belle Époque

Date de publication : Janvier 2019

Auteur : Christophe CORBIER

De la notoriété internationale de Jean-Sully Mounet (1841-1916), dit Mounet-Sully, l’un des acteurs les plus célèbres de la Belle Époque, témoigne la photographie en Œdipe réalisée dans l’atelier du photographe new-yorkais Napoléon Sarony (1821-1896) lors d’une tournée de la troupe de la Comédie-Française aux Etats-Unis au printemps 1894. Sociétaire de la Comédie-Française en 1874, Mounet-Sully a marqué le public par ses interprétations de Ruy Blas, d’Hamlet et d’Œdipe. A partir de sa première représentation à la Comédie-Française en août 1881, la tragédie de Sophocle Œdipe Roi a été reprise pendant trente-cinq ans dans la salle parisienne.

Le jeu de Mounet-Sully dans Œdipe a suscité l’ironie, notamment dans les nombreuses revues satiriques qui fleurissent sous la Troisième République (L’Assiette au Beurre, Le Journal amusant, Le Chat noir…). Souvent caricaturé dans la presse, l’acteur apparaît donc en 1897 en première page du Rire, journal humoristique fondé en 1894 : il y est croqué, avec son frère Paul Mounet (1847-1922) et deux autres personnalités du monde des arts et des lettres, par l’un des grands dessinateurs de l’époque, Charles Léandre (1862-1934), qui collabore régulièrement au Rire avec Forain et Caran d’Ache. Cette couverture évoque aussi une autre grande tragédie de Sophocle, Antigone, mise en scène à la Comédie-Française en 1893, dans laquelle Mounet-Sully tenait le rôle de Créon face à l’actrice Julia Bartet en Antigone et aux côtés de son frère dans le rôle du devin Tirésias.

La photographie de Sarony représente Mounet-Sully dans une pose pathétique, à un moment-clé de la tragédie de Sophocle : Œdipe a découvert la cause véritable de la peste qui ravage Thèbes. Il est le coupable qui a provoqué ce fléau à cause du meurtre de son père Laios et de son mariage avec sa mère Jocaste. Saisi d’horreur, il se crève les yeux.

La célébrité de Mounet-Sully tenait à son jeu impressionnant qui effrayait les spectateurs. L’acteur incarnait tellement le personnage qu’il finissait par en être possédé. D’autre part, la voix de Mounet-Sully était un instrument essentiel dans la recherche de l’expressivité : elle faisait réagir le public par l’étendue de son registre, du murmure jusqu’au rugissement. Ici, Mounet-Sully adopte une pose qui doit signifier à la fois son jeu intense et l’esthétique du théâtre à l’antique qui se développe avant 1900. Le corps est revêtu d’un chiton (longue tunique) aux plis bien marqués et aux dessins inspirés de l’art archaïque : Mounet-Sully avait fait appel à Léon Heuzey (1831-1922), l’un des grands archéologues français du XIXe siècle, qui lui avait donné des conseils sur le drapé et les vêtements des Grecs. Par ailleurs, la pose rappelle certaines statues antiques, notamment Laocoon, considéré comme le modèle même de l’expressivité. Statue vivante, Mounet-Sully exprime les émotions les plus violentes par un déhanché qui déséquilibre le corps, par les mains qui saisissent les cheveux dans un mouvement de désespoir, par la bouche ouverte qui suggère le cri de douleur, par les yeux ensanglantés inutilement tournés vers le ciel. C’est le masque d’un héros au comble du malheur qui est présenté ici avec une vérité extrême.

La notoriété de l’acteur et celle de son frère est attestée par la caricature de Charles Léandre, qui imagine « La descendance du grand Sully ». Le ministre de Henri IV couvre de son manteau quatre personnalités portant son nom, mais sans lien de parenté avec lui, comme l’indique la légende : « Mounet-Sully, et M. Paul Mounet qui n’est Sully que par alliance, mais qui le mérite bien ; Sully-Prudhomme, l’illustre auteur du Vase brisé, et Mlle Mariette Sully, l’idéale Poupée ». La jeune chanteuse Mariette Sully (née en 1874), qui venait de triompher au Théâtre de la Gaîté dans La Poupée (1896), opéra-comique inspiré du Marchand de Sable de l’écrivain E. T. A. Hoffmann, est entourée du poète parnassien, aujourd’hui oublié, Sully-Prudhomme (1839-1907), et d’un portrait antiquisant des deux frères. Le lien entre le poète et Mounet-Sully est d’ailleurs réel, puisqu’il existe un sonnet de Sully-Prudhomme, « A Mounet-Sully », dans lequel il le remercie d’avoir lu ses vers.

Suggérant peut-être la déesse Athéna par les deux chouettes placées dans les coins supérieurs, Léandre représente Mounet-Sully et Paul Mounet à la manière des Hermès doubles grecs : un double portrait sculpté de philosophes ou de poètes liés l’un à l’autre (Socrate et Platon, Sophocle et Euripide…) et regardant des directions opposées. Léandre, formé à l’Ecole des Beaux-arts, détourne malicieusement ce modèle académique et en présente une adaptation fantaisiste, dans l’esprit des dessins humoristiques fleurissant dans la presse satirique. La tête ceinte d’un bandeau rouge, les deux frères sont vêtus d’une tunique laissant apparaître des bras épais et repliés dans une pose familière et peu digne. Mounet-Sully, à droite, est dessiné sous des traits plébéiens, cou de taureau, torse proéminent, dans une posture qui évoque un fort des Halles plutôt que le roi de Thèbes, tandis que le corps fluet de son frère forme un contraste déséquilibrant l’ensemble.

Mounet-Sully est avant 1914 l’une des figures de proue du mouvement néo-antique au théâtre. La caricature de Léandre atteste combien l’acteur était associé dans l’esprit des contemporains à l’Antiquité, autant, sinon plus, qu’à Ruy Blas, Joad ou Hamlet. Grâce à ses interprétations d’Œdipe et de Créon, l’acteur français a contribué au développement de ce qu’on appelle parfois un « théâtre-musée », c’est-à-dire des représentations dramatiques appuyées sur des documents archéologiques. En 1894, Mounet-Sully participe ainsi à la fondation des Chorégies d’Orange avec la représentation d’Antigone dans des conditions « antiques » au théâtre d’Orange. Outre ce festival, qui devient annuel dans les années 1900, on peut évoquer la représentation des Perses d’Eschyle à l’Odéon en 1896 par André Antoine, metteur en scène réaliste fasciné par Mounet-Sully en 1881 et qui fait appel à l’archéologie pour représenter la tragédie grecque. La photographie de Sarony se situe donc à un moment important et significatif dans la carrière de l’acteur et dans l’histoire du théâtre à la Belle Époque.

Enfin, ces deux images rappellent que les acteurs de théâtre et les chanteurs lyriques parisiens étaient de véritables vedettes à la Belle Époque : comme Sarah Bernhardt, Coquelin aîné et Julia Bartet, Mounet-Sully jouissait d’une renommée internationale renforcée par les tournées théâtrales de la Comédie-Française à l’étranger, selon une pratique qui se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ses interprétations étaient l’occasion d’immortaliser par la photographie les traits saillants des personnages qu’il incarnait. Illustre dans le rôle d’Œdipe, qu’il reprendra jusqu’à la fin de sa vie, Mounet-Sully a été ainsi admiré par les plus grands auteurs (Péguy, Cocteau). Il a également marqué la danseuse américaine Isadora Duncan, qui a trouvé chez lui l’idée d’une expressivité maximale du corps afin de rénover la danse de fond en comble. Mounet-Sully a ouvert de cette manière de nouvelles voies tant pour la représentation de l’Antiquité à la scène que pour le jeu des acteurs et l’art de la danse.

PENESCO, Anne, Mounet-Sully : l’homme aux cent cœurs d’homme, Paris, Cerf, 2005.

HUMBERT-MOUGIN, Sylvie, Dionysos revisité : les tragiques grecs en France de Leconte de Lisle à Claudel, Paris, Belin, 2003.

Christophe CORBIER, « Mounet-Sully et l’Antiquité grecque au théâtre à la Belle Époque », Histoire par l'image [en ligne], consulté le 28/03/2024. URL : histoire-image.org/etudes/mounet-sully-antiquite-grecque-theatre-belle-epoque

Ajouter un commentaire

HTML restreint

  • Balises HTML autorisées : <a href hreflang> <em> <strong> <cite> <blockquote cite> <code> <ul type> <ol start type> <li> <dl> <dt> <dd> <h2 id> <h3 id> <h4 id> <h5 id> <h6 id>
  • Les lignes et les paragraphes vont à la ligne automatiquement.
  • Les adresses de pages web et les adresses courriel se transforment en liens automatiquement.
CAPTCHA
Cette question sert à vérifier si vous êtes un visiteur humain ou non afin d'éviter les soumissions de pourriel (spam) automatisées.

Mentions d’information prioritaires RGPD

Vos données sont sont destinées à la RmnGP, qui en est le responsable de traitement. Elles sont recueillies pour traiter votre demande. Les données obligatoires vous sont signalées sur le formulaire par astérisque. L’accès aux données est strictement limité aux collaborateurs de la RmnGP en charge du traitement de votre demande. Conformément au Règlement européen n°2016/679/UE du 27 avril 2016 sur la protection des données personnelles et à la loi « informatique et libertés » du 6 janvier 1978 modifiée, vous bénéficiez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, de portabilité et de limitation du traitement des donnés vous concernant ainsi que du droit de communiquer des directives sur le sort de vos données après votre mort. Vous avez également la possibilité de vous opposer au traitement des données vous concernant. Vous pouvez, exercer vos droits en contactant notre Délégué à la protection des données (DPO) au moyen de notre formulaire en ligne ( https://www.grandpalais.fr/fr/form/rgpd) ou par e-mail à l’adresse suivante : dpo@rmngp.fr. Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter notre politique de protection des données disponible ici en copiant et en collant ce lien : https://www.grandpalais.fr/fr/politique-de-protection-des-donnees-caractere-personnel

Partager sur

Découvrez nos études

Théâtres et cabarets parisiens au XIX<sup>e</sup> siècle

Théâtres et cabarets parisiens au XIXe siècle

Au XIXe siècle, la fréquentation des cabarets et des théâtres est un aspect fort important de la culture urbaine, populaire ou petite-…

Théâtres et cabarets parisiens au XIX<sup>e</sup> siècle
Théâtres et cabarets parisiens au XIX<sup>e</sup> siècle
Théâtres et cabarets parisiens au XIX<sup>e</sup> siècle
Théâtres et cabarets parisiens au XIX<sup>e</sup> siècle
Naissance d'une star

Naissance d'une star

Désir et déchéance

En 1929, le producteur allemand Erich Pommer, de la UFA, demande à Josef von Sternberg, cinéaste d’origine autrichienne, de…

La représentation d’Ophélie

La représentation d’Ophélie

Engouement pour le personnage d’Ophélie

La culture et la sensibilité romantiques doivent beaucoup aux représentations d’Hamlet données à l’Odéon…

La représentation d’Ophélie
La représentation d’Ophélie
La représentation d’Ophélie
La représentation d’Ophélie
Faust, la représentation du mythe par Delacroix

Faust, la représentation du mythe par Delacroix

Le Faust de Goethe au tournant du Sturm und Drang et du romantisme

Delacroix, chef de file des peintres romantiques français, est un artiste aux…

Faust, la représentation du mythe par Delacroix
Faust, la représentation du mythe par Delacroix
Faust, la représentation du mythe par Delacroix
Faust, la représentation du mythe par Delacroix
Réjane, comédienne et interprète de la Belle Époque

Réjane, comédienne et interprète de la Belle Époque

Le Boulevard et sa reine

La diffusion, sous forme de cartes postales, des portraits photographiques des actrices est, à la Belle Époque, la…

Portrait de la comédienne Harriet Smithson

Portrait de la comédienne Harriet Smithson

Ophélie en 1827 à l’Odéon

La comédienne irlandaise Harriet Smithson (1800-1854) fait sa première apparition sur scène en 1815 au Crow Street…

Giuditta Pasta et le travestissement à l'opéra

Giuditta Pasta et le travestissement à l'opéra

Au début du XIXe siècle, Paris est un des principaux pôles d’attraction d’Europe, et les étrangers affluent dans la capitale de la culture…
Liane de Pougy et le charme de l’ambiguïté à la Belle Époque

Liane de Pougy et le charme de l’ambiguïté à la Belle Époque

La métamorphose d’une mère de famille en « grande horizontale »

Depuis le Second Empire, le portrait photographique connaît un véritable essor,…

Liane de Pougy et le charme de l’ambiguïté à la Belle Époque
Liane de Pougy et le charme de l’ambiguïté à la Belle Époque
Liane de Pougy et le charme de l’ambiguïté à la Belle Époque
Le visage de la peur

Le visage de la peur

Le fait divers comme source d’inspiration

En 1931, le célèbre cinéaste allemand (d’origine autrichienne) Fritz Lang réalise M le Maudit, son…

Une grande actrice sous le Second Empire

Une grande actrice sous le Second Empire

Une reine de la « fête impériale »

Resté dans la mémoire collective comme une époque de plaisirs (la « fête impériale »), le Second Empire est en…